La profession de journaliste semble ĂȘtre considĂ©rĂ©e comme une menace par les autoritĂ©s au pouvoir qui ont lĂ©gitimement accordĂ© le droit aux forces policiĂšres dâentraver le travail de plusieurs journalistes enfreignant ainsi la libertĂ© de presse au QuĂ©bec et au Canada. Des mĂ©thodes douteuses dignes du KGB, la police politique de lâex-U.R.S.S., ont Ă©tĂ© employĂ©es notamment des Ă©coutes tĂ©lĂ©phoniques afin dâespionner les conversations entre des journalistes et leurs sources. Des perquisitions ont aussi Ă©tĂ© menĂ©es.
Lâordinateur du journaliste aux affaires judiciaires du Journal de MontrĂ©al, MichaĂ«l Nguyen, a Ă©tĂ© saisi dans le cadre dâune perquisition menĂ©e par la SĂ»retĂ© du QuĂ©bec (SQ) Ă la suite de la publication dâun article concernant la plainte dĂ©posĂ©e contre la juge de la Cour du QuĂ©bec, Suzanne Vadboncoeur qui aurait insultĂ© des constables spĂ©ciaux. Le Conseil de la magistrature souhaitait dĂ©terminer la provenance de ces informations allĂ©guant que le reporter a eu accĂšs illĂ©galement Ă des documents confidentiels. Pourtant MichaĂ«l Nguyen nâa fait quâexercer sa profession et nâa enfreint aucune loi. Selon lâavocat du Journal de MontrĂ©al, Me Bernard Pageau : « Toute perquisition dans un mĂ©dia dâinformation constitue une entorse Ă la libertĂ© de presse et Ă la dĂ©mocratie, câest inacceptable. » Le prĂ©sident de la FĂ©dĂ©ration professionnelle des journalistes du QuĂ©bec (FPJQ), Jean-Thomas LĂ©veillĂ© explique :
« Il est inadmissible de perquisitionner des journalistes ou des mĂ©dias dâinformation pour tenter de dĂ©masquer leurs sources lorsque ce qui a Ă©tĂ© rĂ©vĂ©lĂ© est dâintĂ©rĂȘt publicâŠle public a le droit de savoir comment se comportent les reprĂ©sentants de lâĂtat, qui plus est quand ils sont chargĂ©s dâappliquer la loi. »
Traquer ainsi la provenance de telles informations constitue une tentative dâintimidation envers les journalistes et les sources elles-mĂȘmes et Ćuvrer Ă faire taire les lanceurs dâalerte risque dâempĂȘcher le public dâĂȘtre bien informĂ©. Un autre journaliste de ce mĂȘme mĂ©dia, Ăric-Yvan Lemay et sa conjointe avaient aussi Ă©tĂ© pris en filature par la SQ en 2012 Ă la suite dâun reportage concernant lâaccĂšs aux dossiers mĂ©dicaux confidentiels de patients dans plusieurs hĂŽpitaux. Les policiers avaient Ă©galement perquisitionnĂ© leur domicile Ă la recherche dâĂ©lĂ©ments de preuve du soi-disant « vol » de documents.
Liberté de presse attaquée
En plus de la FPJQ, la Canadian Association of Journalists (CAJ), Canadian Journalists for Free Expression (CJFE) et Reporters sans frontiÚres (RSF) dénoncent cette situation troublante et les démarches entreprises par le Conseil de la magistrature pour démasquer la source du journaliste dans une lettre commune :
« MichaĂ«l Nguyen nâa fait quâexercer sa profession et nâa transgressĂ© aucune loi. Il faisait simplement son travail en tant que journaliste en publiant un article sur le comportement discutable dâune juge. Le peuple quĂ©bĂ©cois a le droit de savoir comment ses reprĂ©sentants se comportent. (Cette situation) compromet lâindĂ©pendance des journalistes et la protection de leurs sources, qui sont des principes fondamentaux dans un pays dĂ©mocratique comme le Canada. »
Le professeur au Centre de recherche en droit public de lâUniversitĂ© de MontrĂ©al qui est aussi chroniqueur au journal Le Devoir, Pierre Trudel, parle dâun rĂ©flexe persistant de certains milieux de chercher lâidentitĂ© de ceux qui relaient des informations dâintĂ©rĂȘt public aux journalistes quâil qualifie de « dangereux pour la libertĂ© de presse. » La loi quĂ©bĂ©coise sur la presse, entrĂ©e en vigueur en 1929 est selon lui dĂ©suĂšte et une mise Ă jour sâimpose. « Il faut ajouter des rĂšgles afin de baliser un ensemble de pratiques judiciaires ou commerciales qui inhibent les mĂ©dias dans lâaccomplissement de leur rĂŽle de « chien de garde. » » Dans le cas du journaliste MichaĂ«l Nguyen, la SQ affirme quâil ne sâagissait pas dâune chasse aux sources et quâelle nâa fait que rĂ©pondre Ă une demande de la Couronne.
LâAssemblĂ©e nationale rĂ©agit
Ă la suite de cette affaire, lâAssemblĂ©e nationale du QuĂ©bec a adoptĂ© Ă lâunanimitĂ©, en septembre, une motion pour « rappeler lâimportance du principe de protection des sources journalistiques » et le premier ministre quĂ©bĂ©cois Philippe Couillard a soulignĂ© lâimportance de protĂ©ger la libertĂ© de presse en annonçant trois nouvelles mesures qui seront instaurĂ©es rapidement par le gouvernement du QuĂ©bec. La mise sur pied dâun comitĂ© dâexperts indĂ©pendants, une directive obligeant dâobtenir lâautorisation du Directeur des poursuites criminelles et pĂ©nales (DPCP) avant que soit prĂ©sentĂ©e une demande de mandat dâĂ©coute Ă©lectronique visant un journaliste, comme câest notamment le cas pour les juges et les membres de lâAssemblĂ©e nationale, et une directive obligeant Ă consulter le DPCP avant de prĂ©senter Ă un juge toute autre demande de mandat qui pourrait avoir pour effet de rĂ©vĂ©ler des sources journalistiques. La tenue dâune inspection portant sur lâinterception des communications privĂ©es auprĂšs des corps policiers concernĂ©s est aussi prĂ©vue.
Tendance inquiétante et généralisée
Un autre journaliste, Patrick LagacĂ© chroniqueur Ă La Presse a aussi Ă©tĂ© victime dâespionnage Ă©lectronique par le Service de police de la Ville de MontrĂ©al (SPVM) qui cherchait des cas de corruption Ă lâintĂ©rieur du corps policier. Ce dernier a qualifiĂ© sa mise sous surveillance de « chasse aux sorciĂšres dĂ©guisĂ©e en enquĂȘte criminelle. » Cette affaire qui a fait grand bruit a aussi Ă©tĂ© relayĂ©e ailleurs dans le monde notamment par le plus grand quotidien français Le Monde, le New York Times et la BBC. Dâautres journalistes auraient aussi Ă©tĂ© espionnĂ©s par le SPVM. Un texte cosignĂ© par tous les patrons des grandes salles de nouvelles du QuĂ©bec et dĂ©nonçant ces intrusions injustifiĂ©es des autoritĂ©s policiĂšres dans le travail des journalistes est paru le 31 octobre dernier :
« Il est inacceptable que des enquĂȘteurs aient pu avoir accĂšs aux donnĂ©es tĂ©lĂ©phoniques et Ă la gĂ©olocalisation dâun journaliste sans autre motif que dâidentifier des sources journalistiques Ă lâintĂ©rieur du corps de police. »
AprĂšs le SPVM, la SQ admet avoir obtenu secrĂštement les relevĂ©s tĂ©lĂ©phoniques de six journalistes, dans le cadre dâune enquĂȘte sur les fuites dâinformations aux mĂ©dias amorcĂ©e en 2013. Parmi les reporters ciblĂ©s par la SQ, on retrouve le chef du bureau parlementaire de La Presse Ă QuĂ©bec, Denis Lessard. « Je couvre la politique depuis prĂšs de 40 ans, souvent sur des dossiers dĂ©licats. On se dit toujours que câest possible dâĂȘtre Ă©piĂ© par les policiers, mais on est convaincu quâils nâoseraient pas aller jusque-lĂ . » Les journalistes de Radio-Canada Alain Gravel, Marie-Maude Denis et Isabelle Richer sont aussi du nombre, tout comme Ăric Thibault du Journal de MontrĂ©al ainsi quâAndrĂ© CĂ©dilot, journaliste chevronnĂ© de La Presse qui a ensuite rejoint Radio-Canada.
Tout le monde en parle
Patrick LagacĂ© (La Presse), FĂ©lix SĂ©guin (TVA Nouvelles/Journal de MontrĂ©al), Monic NĂ©ron (98,5 FM) et Marie-Maude Denis (Radio-Canada) ont fait front commun sur le plateau de lâĂ©mission de tĂ©lĂ©vision Tout le monde en parle pour dĂ©noncer les pratiques du SPVM et de la SQ, qui ont Ă©piĂ© leurs conversations et leurs allĂ©es et venues dans le but dâidentifier leurs sources au sein des corps policiers.
Et au Canada « Ma chouette »
En juin dernier, le premier ministre canadien Justin Trudeau avait qualifiĂ© « dâinacceptable » la filature par la Gendarmerie royale du Canada (GRC) des journalistes JoĂ«l-Denis Bellavance et Gilles Toupin de La Presse. La Cour suprĂȘme a elle-mĂȘme reconnu lâintĂ©rĂȘt de protĂ©ger les sources journalistiques notamment dans le cadre de lâaffaire « Ma chouette » du nom de lâinformateur qui a permis au correspondant du Globe and Mail Ă Ottawa, Daniel Leblanc, dâexposer au grand jour le scandale des commandites au gouvernement fĂ©dĂ©ral au dĂ©but des annĂ©es 2000. La protection des sources est reconnue par les tribunaux, au nom de lâintĂ©rĂȘt public, et les journalistes peuvent publier des informations dâintĂ©rĂȘt public qui sont confidentielles. La Cour dâappel de lâOntario a rĂ©cemment octroyĂ© Ă une coalition dâorganismes qui comprend Reporters sans frontiĂšres et le syndicat des communications dâAmĂ©rique le droit dâintervenir dans le cas du journaliste de Vice News, Ben Makuch qui souhaite faire annuler la dĂ©cision dâun juge de la Cour supĂ©rieure de lâOntario qui a ordonnĂ© au journaliste de remettre Ă la GRC ses communications avec une source anonyme.
Le journalisme dâenquĂȘte pratiquĂ© dans des conditions parfois extrĂȘmement difficiles et risquĂ©es a un effet salutaire sur la sociĂ©tĂ©. Des actions concrĂštes doivent ĂȘtre envisagĂ©es et sont nĂ©cessaires pour protĂ©ger les sources journalistiques et essentielles pour la libertĂ© de presse, un droit fondamental consacrĂ© par la Charte canadienne des droits et libertĂ©s et reconnu par la Cour suprĂȘme du Canada. La procĂ©dure pour lâobtention dâun mandat de surveillance contre un journaliste devrait ĂȘtre plus contraignante pour les corps policiers.