Accident mortel
Un autre sacrifié de la 389
par Ăric Cyr
La route nationale 389 a fait une autre victime, un camionneur expĂ©rimentĂ© qui travaillait pour Transport Lamarre, un courtier pour Morneau Sego, le 19 octobre dernier, dans le tracĂ© problĂ©matique Fire Lake/Mont-Wright, qui ne respecte toujours pas les rĂšgles minimales de sĂ©curitĂ© fixĂ©es par le ministĂšre des Transports du QuĂ©bec (MTQ). MalgrĂ© que le MinistĂšre ait assurĂ© de son intention de prioriser la construction dâun nouveau tronçon dans ce secteur en 2009, prĂšs dâune dĂ©cennie plus tard rien nâa encore Ă©tĂ© accompli. Le conducteur professionnel Claude Forest, 44 ans, a perdu la vie au volant de son camion semi-remorque qui a abouti dans un ravin au kilomĂštre 508 Ă une soixantaine de kilomĂštres de Fermont. Son dĂ©cĂšs a Ă©tĂ© constatĂ© Ă lâhĂŽpital.
La cause de la tragĂ©die nâest pas encore dĂ©terminĂ©e, mais la plupart de ceux qui empruntent cette route, un axe interprovincial qui a Ă©tĂ© dĂ©clarĂ© route nationale il y a plusieurs annĂ©es et qui constitue le seul lien routier du Nord-est quĂ©bĂ©cois, ont dĂ©jĂ tirĂ© leurs propres conclusions.
« La route Ă©tait raboteuse (planche Ă laver) et couverte de boue et possiblement quâune mince couche de glace sâĂ©tait formĂ©e Ă la suite de la chute de neige. »
Le camionneur Claude Forest, natif de Baie-Comeau, mais rĂ©sident de Rimouski, pĂšre de trois enfants, avait empruntĂ© cette route Ă quelques reprises et avait dĂ©jĂ rĂ©solu de ne plus jamais refaire ce pĂ©riple. CâĂ©tait son dernier voyage sur la 389 et il avait trouvĂ© un autre emploi Ă Rimouski selon son oncle Alain Bourque de Baie-Comeau, surnommĂ© « mononcle Alain » par ses collĂšgues camionneurs, qui Ă©tait sur les lieux lors du passage du journaliste tout comme un autre oncle, Jacques, lui aussi chauffeur de camion, qui a identifiĂ© le corps. Une grue a Ă©tĂ© nĂ©cessaire pour sortir le poids lourd du ravin.
Le MTQ acolyte et complice des politiciens
InterrogĂ© dans sa cabine, « mononcle Alain », qui exerce ce mĂ©tier depuis 40 ans dont prĂšs de neuf ans sur la 389, Ă©tait toujours sous le choc et en avait gros sur le cĆur. Ce dernier tenait un discours empreint dâamertume et de ressentiment envers les dĂ©cideurs politiques. « On se sent abandonnĂ©s de tout le monde, des politiciens qui rient de nous et de Transports QuĂ©bec qui ne fait pas son travail pour assurer la sĂ©curitĂ© sur cette route et qui choisit de sacrifier des vies plutĂŽt que dâinvestir lĂ oĂč il le faut, lĂ oĂč câest nĂ©cessaire. Ils ont coupĂ© des courbes qui nâĂ©taient pas si dangereuses que ça pour leurs amis dâHydro-QuĂ©bec, mais ils attendent que des gens se tuent plus au nord avant de rĂ©agir. Ceux qui entretiennent la route ont peur de briser leurs couteaux de gratte. Le MTQ monte une ou deux fois par semaine sur cette route, mais les contracteurs (entrepreneurs) sont informĂ©s Ă lâavance de leur dĂ©placement et sâassurent de faire le travail avant leur passage », confie ce dernier.
« Demandez Ă nâimporte quel camionneur ce quâil en pense et tous vous diront la mĂȘme chose. Prenez les bonhommes verts (contrĂŽleurs routiers), par exemple, ils sont aux aguets et sont bons pour tâĂ©coeurer pour le log book (registre, carnet de route) et donner des constats dâinfractions pour des bris mineurs comme une lumiĂšre brĂ»lĂ©e. Ils attendent les camionneurs pour leur attribuer des contraventions salĂ©es Ă lâentrĂ©e de la route 389 Ă Baie-Comeau, mais ils savent bien que câest lâĂ©tat pitoyable de la 389 qui occasionne directement les bris et tout comme les inspecteurs du MTQ ne se dĂ©placent que trĂšs rarement sur celle-ci. LâĂ©tat lamentable de cette route provoque lâusure prĂ©maturĂ©e de nos camions quand on lâemprunte. Le chemin est tellement en mauvaise condition que câest normal quâon brise nos trucks. »
La roulette russe
« Mononcle Alain » poursuit : « Je nâai jamais vu de toute ma carriĂšre une route en si piteux Ă©tat. Emprunter la 389 câest comme jouer Ă la roulette russe avec notre vie. Arriver sain et sauf Ă destination câest comme un coup de dĂ©s. Les camionneurs doivent souvent rouler au centre de la route pour Ă©viter de dĂ©raper, car la route nâest pas assez solide sur les bords. » On pouvait entendre des commentaires dĂ©sobligeants et trĂšs Ă©loquents maudissant le MTQ et les contrĂŽleurs routiers sur les ondes de la radio de bande publique (CB) durant le passage de nombreux camionneurs sur les lieux apercevant la carcasse du fardier au fond du prĂ©cipice abrupt dans une courbe indiquĂ©e seulement par une pancarte installĂ©e justement dans la courbe et quâaucun garde-fou ne dĂ©limitait.
Les douze travaux dâAstĂ©rix
« Essayer de dĂ©poser une plainte au MTQ câest comme dans les 12 travaux dâAstĂ©rix, personne ne veut signer les rapports et ils perdent les dossiers. Durant la pĂ©riode du boom minier il y a avait plus dâune centaine de poids lourds qui empruntait la route quotidiennement. Ils ont installĂ© une unitĂ© de mesure de la circulation et puis personne nâen a entendu parler par la suite. Sâils ne veulent pas entretenir la route quâils la ferment pour de bon » lance « mononcle Alain » visiblement en colĂšre.
« En 2014-2015, ça prenait deux heures et demie Ă un camionneur pour faire le bout sinueux de 67 kilomĂštres avant dâarriver Ă Fermont, câest totalement inacceptable. LâAssociation du camionnage du QuĂ©bec (ACQ) nâa rien fait pour nous autres. Comme on est loin de QuĂ©bec ils ne se soucient pas de nous. »
De son cĂŽtĂ© lâACQ assure que des dĂ©marches ont Ă©tĂ© entreprises spĂ©cifiquement pour la route 389. La responsable des communications de lâorganisme, Marie-Claude Leblanc explique : « Lâassociation nâest pas en communication avec les camionneurs, elle reprĂ©sente les transporteurs. » Selon un porte-parole de lâACQ, lâingĂ©nieur Normand Bourque : « On revendique pour lâamĂ©lioration de cette route. LâACQ a fait des reprĂ©sentations pour le nivelage, lâentretien et lâamĂ©lioration des capacitĂ©s de la route 389 Ă plusieurs reprises et est revenue Ă la charge rĂ©cemment. Nous savons que cet axe routier comporte des Ă©lĂ©ments de sĂ©curitĂ© discutables et quâon peut reprocher les qualitĂ©s de la route qui a certainement besoin dâamĂ©lioration. On est toujours au combat pour revendiquer que cette structure-lĂ soit remise Ă niveau. Mon rĂŽle est de mâassurer de la qualitĂ© de la route et de son aspect sĂ©curitaire. On prend cet enjeu trĂšs au sĂ©rieux. » Ce dernier qui avait une rencontre prĂ©vue avec le nouveau ministre quĂ©bĂ©cois des Transports, Laurent Lessard (rĂ©cemment parachutĂ© Ă ce poste Ă la suite des multiples dĂ©missions et scandales qui avaient Ă©branlĂ© le MTQ et Ă©claboussĂ© les libĂ©raux) prĂ©cise que durant le dernier congrĂšs de lâACQ, un confĂ©rencier de Transports QuĂ©bec traitait justement de cette problĂ©matique.
« Le dossier de la route 389 revient fréquemment et on en discute lors de nos rencontres. On étudie toutes les implications. »
LâenquĂȘte se poursuit
Câest la SĂ»retĂ© du QuĂ©bec (SQ) qui mĂšne lâenquĂȘte. Le responsable des communications de la SQ pour le territoire de la CĂŽte-Nord, Jean Tremblay explique : « Câest une perte de contrĂŽle Ă la sortie dâune courbe au kilomĂštre 508 qui a causĂ© lâaccident. On ne sait pas si le conducteur a subi une distraction, a Ă©tĂ© victime dâun malaise ou de la chaussĂ©e glissante. Lâautopsie pourrait en rĂ©vĂ©ler davantage. Lâaccident est survenu Ă midi quarante, mais ça nous a pris du temps pour retrouver les papiers permettant dâidentifier la victime. » Le porte-parole prĂ©cise quâaucun problĂšme mĂ©canique nâĂ©tait apparent et que les pneus nâaffichaient aucun signe de crevaison.
« Tout Ă©tait beau au niveau mĂ©canique. CâĂ©tait un camion neuf de lâannĂ©e. »
Des patrouilleurs de Fermont se sont rendus sur les lieux et le capitaine Michel Pelchat, directeur du poste de Fermont qui Ă©tait sur place ajoute : « La cause de lâaccident fait toujours lâobjet dâune enquĂȘte. Câest nĂ©buleux, le conducteur a vraiment passĂ© droit et aucune trace de freinage nâa Ă©tĂ© observĂ©e. Il nâallait pas vite puisque le camion a versĂ© sur le cĂŽtĂ© rapidement, il a tout de suite renversĂ© dans le ravin. » Il nâa pas fait de vol planĂ©. La porte-parole de ContrĂŽle routier QuĂ©bec, Kathy Beaulieu, confie que des contrĂŽleurs routiers ont Ă©tĂ© appelĂ©s pour prĂȘter main-forte Ă la SQ. Pour sa part, la porte-parole du MTQ pour la CĂŽte-Nord, Sarah Gaudreault ajoute que : « Au moment de lâaccident, la route en gravier Ă©tait dĂ©gagĂ©e et un peu mouillĂ©e. Une niveleuse Ă©tait passĂ©e trois heures avant que lâaccident ne se produise. Dans ce secteur, la vitesse est de 70 km/h et est rĂ©duite Ă 55 km/h dans la courbe (oĂč est survenue la tragĂ©die mortelle). Des affiches Ă©taient posĂ©es de façon conforme selon les distances requises. » Selon « mononcle Alain », deux autres mastodontes routiers suivaient Claude Forest.
« Les autres chauffeurs lâont vu planter et ont tentĂ© de porter secours Ă Claude avant dâappeler les renforts. Ils ont affirmĂ© quâils ont Ă©vitĂ© de justesse de subir le mĂȘme sort que mon neveu et ils roulaient Ă une vitesse normale adaptĂ©e aux conditions de la route. »
Confrérie en deuil
Les camionneurs constituent une confrĂ©rie tissĂ©e serrĂ©e et leur camaraderie pourrait ressembler Ă celle de soldats qui partent au front pour se battre afin de transporter des denrĂ©es essentielles Ă lâapprovisionnement de la population des diffĂ©rentes rĂ©gions quâils desservent. Plusieurs camionneurs ont mis un tag RIP 389 sur leurs pages Facebook notamment sur Charrieux de la 389, et dâautres, ont installĂ© un ruban noir sur les rĂ©troviseurs de leurs mastodontes routiers pour afficher leur mĂ©contentement et leur solidaritĂ© pour leur collĂšgue dĂ©funt mort en devoir qui a donnĂ© sa vie pour approvisionner le Nord.