EspĂšce migratrice
Une population de caribous décimée
par Ăric Cyr
Les caribous faisaient partie intĂ©grante du paysage nordique de la rĂ©gion il y a moins dâun quart de siĂšcle. Des automobilistes devaient parfois ralentir pour Ă©viter de percuter cet animal lorsquâun troupeau traversait la route, des photographes passionnĂ©s croquaient des images, des chasseurs traquaient ce gibier et mĂȘme certains artisans utilisaient des parties de cette bĂȘte pour crĂ©er des Ćuvres dâart. Cette Ă©poque est aujourdâhui rĂ©volue alors que cette espĂšce poursuit un dĂ©clin dĂ©mographique sans prĂ©cĂ©dent.
Le dĂ©bat entourant cette chute phĂ©nomĂ©nale des populations de caribous est toujours dâactualitĂ©, mais est souvent biaisĂ© Ă cause de motifs politiques et Ă©conomiques. Le fait demeure cependant que cette dĂ©croissance est bien rĂ©elle et le phĂ©nomĂšne sâest accentuĂ© durant les derniĂšres annĂ©es. Les populations de caribous ont connu une baisse Ă lâĂ©chelle mondiale et pas seulement au QuĂ©bec et au Labrador.
Caribous des bois
Il existe beaucoup de confusion quant Ă la nomenclature de nos caribous. On les dĂ©signe parfois sous lâappellation caribous des bois, caribous de la toundra et Woodland Caribou en anglais pour ne nommer que quelques termes utilisĂ©s dans le monde des chasseurs et des clients de taverne. Or si on veut rester objectif en 2016, la science nous enseigne quâil existe deux espĂšces connues de caribous, le caribou de la toundra (que lâon ne retrouve ni au QuĂ©bec et mĂȘme jusque dans les rĂ©gions les plus nordiques de la toundra du Nunavik, ni au Labrador). Les espĂšces de caribous de la rĂ©gion sont toutes issues des caribous des bois dont certaines populations sont migratrices comme le fameux troupeau de la riviĂšre George et celui de la riviĂšre aux Feuilles. Dâautres sont sĂ©dentaires comme le troupeau de Val-dâOr, des monts Chics Chocs en GaspĂ©sie, du Petit Manic, du parc national des Grands-Jardins et celui de la riviĂšre Red Wine au Labrador non loin de Churchill Falls. Pour rĂ©capituler, ce sont tous des caribous des bois. Des chercheurs et scientifiques prennent actuellement des Ă©chantillons dâADN pour voir si les caribous non migrateurs sont gĂ©nĂ©tiquement diffĂ©rents des migrateurs ou sâil sâagit simplement dâun « écotype » diffĂ©rent, des animaux qui prĂ©sentent quelques variations mineures, mais qui nâen sont pas moins gĂ©nĂ©tiquement identiques. Peu importe lâappellation ou la gĂ©nĂ©tique, lâaffaissement dramatique de la population de caribous inquiĂšte les autoritĂ©s gouvernementales alors que le cheptel de la riviĂšre George, au Labrador, est passĂ© de 800 000 bĂȘtes au dĂ©but des annĂ©es 1990 Ă moins de 9000, 8900 pour ĂȘtre prĂ©cis, selon les plus rĂ©centes Ă©valuations du dernier inventaire aĂ©rien. Le troupeau a perdu prĂšs de 99 % de sa population en une vingtaine dâannĂ©es.
Triste anniversaire
Septembre 1984 marquait la tristement cĂ©lĂšbre noyade de 10 000 caribous (selon les Ă©valuations officielles) sur la riviĂšre Caniapiscau. Des carcasses de caribous Ă©chelonnĂ©es Ă perte de vue sur la rive sur des kilomĂštres. LâĂ©vĂ©nement fortement mĂ©diatisĂ© a fait les manchettes internationales et des photos sensationnalistes de caribous Ă©chouĂ©s circulaient dans les diffĂ©rents mĂ©dias du monde alors que le gouvernement du QuĂ©bec et la sociĂ©tĂ© dâĂtat Hydro-QuĂ©bec Ă©taient pointĂ©s du doigt, plutĂŽt que les pluies diluviennes, comme responsables de cette tragĂ©die de cervidĂ©s sans prĂ©cĂ©dent. Ă la suite de cette catastrophe, des dĂ©bats acrimonieux avaient cours avec les Autochtones et la province de Terre-Neuve-et-Labrador et les groupes Ă©cologistes criaient au scandale. Le biologiste GaĂ«tan Hayeur a rĂ©cemment publiĂ© un essai La noyade de 9604 caribous afin de tenter de mettre les pendules Ă lâheure et de dĂ©mystifier les causes de ce drame Ă©cologique.
Lâauteur explique en entrevue Ă Radio-Canada que la science dĂ©montre quâouverture de vanne ou pas ce phĂ©nomĂšne sâest produit Ă maintes reprises « Les caribous traversent Ă des endroits les plus Ă©troits donc les plus tumultueux afin de se mouiller le moins longtemps possible. Ils perdent pied dans le fort courant. Câest un animal grĂ©gaire donc il suit le troupeau. »
Ă lâĂ©poque personne ne sâentendait sur les causes de cette noyade massive. Ătait-ce une manifestation naturelle ou une erreur dâHydro-QuĂ©bec ? La controverse perdurait engendrant un cirque mĂ©diatique international dâune ampleur dĂ©mesurĂ©e oĂč les faits cĂŽtoyaient la fiction. Cette saga a crĂ©Ă© une lĂ©gende urbaine ancrĂ©e dans lâimaginaire collectif qui persiste Ă ce jour malgrĂ© de nombreuses Ă©tudes scientifiques et des tĂ©moignages de spĂ©cialistes qui dĂ©montrent quâil sâagissait en fait dâune circonstance naturelle. Selon le biologiste Bernard Jolicoeur, ancien Fermontois qui se dĂ©place souvent au Nord et notamment Ă Kuujjuaq, peu importe les raisons de la noyade, le nombre de caribous noyĂ©s est insignifiant par rapport aux effectifs totaux Ă cette Ă©poque et nâaura eu aucune influence sur ce qui devait se passer durant les annĂ©es subsĂ©quentes.
PhénomÚne naturel cyclique
Ce dernier confie que des histoires de famine en milieu inuit ont dĂ©jĂ Ă©tĂ© rapportĂ©es par des anciens et celles-ci coĂŻncideraient avec un creux populationnel de caribous qui serait selon lui reliĂ© Ă un cycle qui sâĂ©tendrait sur une longue pĂ©riode de plus dâun demi-siĂšcle.
« à mon avis, cette baisse de la population des caribous sâinscrit dans un phĂ©nomĂšne naturel cyclique et qui est dĂ©jĂ survenu auparavant. Malheureusement, on ne peut actuellement documenter ce cycle comme celui dâautres espĂšces Ă fourrure que lâon peut retracer sur plusieurs siĂšcles et aussi loin quâil existe des registres des transactions de fourrure par la Compagnie de la Baie dâHudson. Ce que nous connaissons du caribou est tributaire de technologies qui ne sont disponibles que depuis quelques dĂ©cennies (photo aĂ©rienne, GPS, suivi satellitaire, etc.) »
La sĂ©dentaritĂ© et la migration entraĂźnent toutes deux leur part de risque. Bien que les pĂ©rils de la migration puissent ĂȘtre fatals Ă certains individus et que pour ce qui est des grandes hardes de caribous migrateurs, la dĂ©pense Ă©nergĂ©tique est considĂ©rable, elle constitue malgrĂ© tout la meilleure option pour lâespĂšce.
« Dans le cycle de lâĂ©volution, les pressions environnementales ont exercĂ© une sĂ©lection non seulement sur les individus, mais aussi sur les populations et les comportements migratoires. MĂȘme si ultimement la migration, retenue par le processus de sĂ©lection naturelle, a Ă©tĂ© la stratĂ©gie gagnante, il nâen demeure pas moins que cette astuce bien que globalement gagnante peut engendrer des pertes populationnelles non nĂ©gligeables. »
Selon ce dernier, il faut Ă©viter de tirer des conclusions en sâinspirant de balivernes, de faussetĂ©s et de demi-vĂ©ritĂ©s teintĂ©es dâintĂ©rĂȘts politiques et Ă©conomiques, mais plutĂŽt en se basant sur des faits scientifiques comme le fait que le lichen, qui constitue le principal aliment des caribous, une fois ingurgitĂ© et piĂ©tinĂ©, prend une cinquantaine dâannĂ©es Ă se rĂ©gĂ©nĂ©rer.
Moratoire
Des efforts de conservation non nĂ©gligeables ont Ă©tĂ© mis en place depuis pour tenter de protĂ©ger la horde de caribous notamment un moratoire sur la chasse. Le gouvernement du QuĂ©bec a interdit la chasse sportive au caribou migrateur en 2012 pour une durĂ©e indĂ©terminĂ©e et le gouvernement de Terre-Neuve-et-Labrador a suivi cet exemple en 2013 en imposant un moratoire de cinq ans. Les deux provinces travaillent actuellement de concert sur lâĂ©laboration dâun plan de gestion conjoint du troupeau et sur des travaux de recherche sur les caribous migrateurs auquel est associĂ© le groupe de recherche Caribou Ungava qui regroupe plusieurs biologistes et spĂ©cialistes de la faune et des chercheurs de lâuniversitĂ© Laval. Ce vaste programme de recherche porte sur lâĂ©cologie des populations de caribous migrateurs et leurs prĂ©dateurs au QuĂ©bec-Labrador dans un contexte de changements climatiques et anthropologiques (dont la formation rĂ©sulte de lâintervention de lâhomme). MalgrĂ© tout les biologistes ne rĂ©ussissent toujours pas Ă percer de façon prĂ©cise le mystĂšre de ce dĂ©clin si rapide alors que lâon note toujours un faible taux de survie chez les bĂȘtes adultes et des faons qui peinent Ă survivre plus de six mois, mais qui ont cependant connu une recrudescence dans la population cette annĂ©e. Selon le ministĂšre quĂ©bĂ©cois de la ForĂȘt, de la Faune et des Parcs (MFFP), le dĂ©clin graduel de la population de caribous migrateurs depuis 2001 a plusieurs causes et peut sâexpliquer par diffĂ©rents facteurs, notamment par la dĂ©tĂ©rioration de lâhabitat, les consĂ©quences liĂ©es au dĂ©veloppement du territoire, un taux de prĂ©dation Ă©levĂ© et la chasse incluant le braconnage. Il ne faudrait pas non plus sous-estimer lâimpact du rĂ©chauffement climatique qui occasionne plus dâinsectes piqueurs qui Ă©nervent les caribous qui dĂ©pensent donc plus dâĂ©nergie Ă tenter de sâen dĂ©faire. Fait Ă noter, des tests nuclĂ©aires ont aussi Ă©tĂ© rĂ©alisĂ©s Ă la fin de la DeuxiĂšme guerre mondiale en Alaska aux Ătats-Unis et dans le nord de lâancienne U.R.S.S. (Russie actuelle) et des traces de radiation se retrouvent dans le lichen consommĂ© par les caribous.