Les caribous survivront-ils ?
DĂ©clin dramatique de lâespĂšce
par Bernard Jolicoeur
La baisse des populations de caribous au QuĂ©bec est aussi alarmante que gĂ©nĂ©ralisĂ©e. PrĂ©cisons que tous les caribous du QuĂ©bec sont des caribous des bois et quâon emploie le terme « Ă©cotypes » pour distinguer les populations du Grand Nord qui effectuent de trĂšs longues migrations comme les troupeaux de la riviĂšre George et de la riviĂšre aux Feuilles, au Nunavik, comparĂ© aux petits troupeaux qui migrent moins ou trĂšs peu comme celui de Manicouagan, de Val-dâOr, de la GaspĂ©sie ou de Charlevoix.
Pour mieux comprendre ce qui se produit actuellement, il importe de considĂ©rer lâavis des biologistes et des chercheurs indĂ©pendants qui Ă©tudient ces populations de caribous depuis des dĂ©cennies et de se mĂ©fier des bobards rĂ©pandus par tous ceux qui ont des intĂ©rĂȘts financiers dans lâaffaire : producteurs forestiers, pourvoyeurs et mĂȘme les ministĂšres qui gĂšrent les ressources forestiĂšres et la faune. En effet, le gouvernement actuel est loin de se distinguer en matiĂšre dâenvironnement et de gestion de nos ressources, câest le moins que lâon puisse dire.
Comme toute espĂšce animale, les caribous dĂ©pendent dâun habitat qui doit ĂȘtre en mesure de les nourrir et de les abriter, mais celui-ci est partagĂ© par nombre dâautres espĂšces dont certaines les influencent peu (oiseaux et amphibiens par exemple) alors que dâautres exerceront une influence non nĂ©gligeable (insectes parasites, mammifĂšres prĂ©dateurs, virus et bactĂ©ries responsables de certaines pathologies, etc.). Toutes ces espĂšces sont interreliĂ©es et, dans des circonstances normales, lâĂ©quilibre naturel fait en sorte que les composantes de lâĂ©cosystĂšme survivront Ă long terme bien que leur nombre puisse varier cycliquement. De maniĂšre trĂšs simplifiĂ©e, les herbivores accroissent leurs effectifs quand la vĂ©gĂ©tation abonde et, Ă partir dâun certain seuil, la flore ne suffit plus Ă nourrir tous ces individus, les petits ont un poids moindre Ă la naissance, le lait maternel devient moins riche, etc., et malheureusement, au lieu de diminuer progressivement, les populations dâherbivores sâĂ©croulent abruptement comme nous lâavons observĂ© avec le troupeau de la riviĂšre George au dĂ©but des annĂ©es 2000.  Peu Ă peu, la vĂ©gĂ©tation reprend du poil de la bĂȘte et les populations dâherbivores se rĂ©tablissent. Quant aux prĂ©dateurs, leurs populations sâajustent aussi de façon cyclique aux variations de population de leurs proies.
Nous avons eu droit Ă toutes sortes dâexplications farfelues en marge de cet Ă©crasement du caribou qui Ă©tait pourtant prĂ©visible. CâĂ©tait la faute des pourvoyeurs qui dĂ©tournaient la migration en utilisant des hydravions, câĂ©tait la faute des chasseurs de trophĂ©es qui prĂ©levaient tous les grands mĂąles laissant les femelles penaudes lors de la reproduction, câĂ©tait Hydro-QuĂ©bec Ă cause de sa mauvaise gestion des barrages, etc. Tout cela est ridicule et si lâon se donnait la peine de regarder un peu plus loin dans le temps, il y a aussi eu un dĂ©clin de la population du troupeau de la riviĂšre George dans les annĂ©es 1940, bien avant les raisons peu crĂ©dibles Ă©voquĂ©es pour tenter dâexpliquer le phĂ©nomĂšne actuel. Des Ă©pisodes de famine et de nombreux dĂ©cĂšs chez les Inuits sont rapportĂ©s par les historiens Ă cette Ă©poque.  Et si les caribous avaient un cycle de 60 ou 70 ans par exemple, comparativement Ă celui bien connu du liĂšvre qui a un cycle de 9 ou 10 ans, ce qui est bien documentĂ© ? Pouvons-nous espĂ©rer que les caribous du Grand Nord reviendront hanter lâexcellent habitat hivernal que constitue la taĂŻga juste au nord de Fermont ?  MalgrĂ© une augmentation encourageante du nombre des caribous du troupeau de la riviĂšre George ces derniĂšres annĂ©es, rien nâest moins certain si lâon tient compte dâune nouvelle donnĂ©e dans lâĂ©quation, le fameux rĂ©chauffement planĂ©taire. Comment rĂ©agiront les plantes de la toundra, les lichens en particulier dont les caribous dĂ©pendent de façon directe ?  Bien adaptĂ© au grand froid, le lichen pourrait-il survivre Ă des Ă©pisodes de pluie verglaçante par exemple ?  Bien malin qui pourrait y rĂ©pondre.  Croisons-nous les doigts, allumons des lampions, mais surtout, suivons les publications des chercheurs chevronnĂ©s.
Quant aux populations situĂ©es plus au sud, je pense que malheureusement les carottes sont cuites. Le « troupeau » de Val-dâOr est rĂ©duit Ă sept individus que lâon a confinĂ©s dans un enclos en espĂ©rant des jours meilleurs oĂč ils se repeupleront et pourront ĂȘtre rendus Ă la nature. Ouf⊠Trop peu trop tard⊠Il aurait mieux valu Ă©couter les experts qui, depuis des dĂ©cennies, ont dĂ©criĂ© les pratiques dâexploitation forestiĂšre qui ont ruinĂ© lâhabitat de ces bĂȘtes. En clair, lâexploitation forestiĂšre Ă©limine des forĂȘts de conifĂšres matures qui sont remplacĂ©es par de jeunes forĂȘts de transition qui conviennent davantage Ă lâorignal quâau caribou. De surcroĂźt, les prĂ©dateurs, les loups notamment, utiliseront les chemins forestiers comme de vĂ©ritables autoroutes pour poursuivre plus efficacement non seulement les orignaux, mais aussi les caribous forestiers.
En GaspĂ©sie, la vingtaine de caribous qui vivotent sur les sommets des montagnes sont dans une situation bien particuliĂšre.  En effet, ils effectuent une migration en altitude plutĂŽt que nord-sud. Sur les sommets dĂ©garnis, ça va toujours, mais dĂšs quâils descendent des montagnes pour gagner le milieu forestier, la prĂ©dation des jeunes par lâours noir et rĂ©chauffement climatique aidant, par le coyote, viennent compliquer la donne. LĂ aussi, on prĂ©voit de mettre en enclos le peu de bĂȘtes qui survivent Ă ce jour.
Dans Charlevoix, les caribous avaient complĂštement disparu et ils ont Ă©tĂ© rĂ©introduits dans les annĂ©es 1970. Ce sont les rejetons de bĂȘtes capturĂ©es dans le Grand Nord et Ă©levĂ©es en enclos que lâon avait ensuite libĂ©rĂ©s dans la nature. Lâhabitat est adĂ©quat et rappelle celui du nord du rĂ©servoir Manicouagan, mais une combinaison de facteurs incluant la prĂ©sence de lâours noir, du loup et malheureusement de braconnage endĂ©mique depuis des gĂ©nĂ©rations a laissĂ© bien peu de chance Ă cette harde dont les derniers reprĂ©sentants doivent aussi ĂȘtre mis en enclos dâici un an. LĂ aussi, les pratiques forestiĂšres dĂ©favorables sont pointĂ©es du doigt.
Reste le troupeau du rĂ©servoir Manicouagan.  Ce sont les quelques caribous que nous apercevons de temps Ă autre en Ă©tĂ© dans le secteur de Gagnon ou du rĂ©servoir Manicouagan durant la chasse Ă lâorignal en septembre et en octobre. Ces animaux occupent des territoires de plusieurs centaines de kilomĂštres carrĂ©s et ont absolument besoin de vastes Ă©tendues de forĂȘt conifĂ©rienne non altĂ©rĂ©e comme on en retrouve dans le nord de Manic-V jusquâau nord de Fermont et dans une partie du Labrador. LĂ oĂč le bĂąt blesse, câest que ces caribous sont extrĂȘmement sensibles au moindre dĂ©rangement du milieu forestier, des aires de coupe ou mĂȘme un simple chemin forestier que lâon amĂ©nage suffisent Ă perturber leurs dĂ©placements. Pour compliquer encore un peu la problĂ©matique, de vastes superficies dâhabitat idĂ©al ont Ă©tĂ© dĂ©truites par des feux de forĂȘt dans un passĂ© rĂ©cent. Pour toutes ces raisons, je ne suis pas trĂšs optimiste quant Ă la pĂ©rennitĂ© de cette harde non plus.
EspĂ©rons seulement quâĂ lâavenir, nos dĂ©cideurs Ă©couteront davantage les avis des experts indĂ©pendants qui Ă©tudient le caribou depuis de nombreuses annĂ©es plutĂŽt que dâĂȘtre Ă la remorque des souhaits de lâindustrie forestiĂšre. Or, force est de constater que le gouvernement actuel ne fait que noyer le poisson en proposant encore et encore des Ă©tudes, en crĂ©ant une « commission indĂ©pendante » qui devrait accoucher dâun plan de rĂ©tablissement en 2023 alors que les causes du dĂ©clin du caribou forestier sont bien connues : de mauvaises pratiques dâexploitation forestiĂšre qui persistent depuis des dĂ©cennies.
Pour mieux vous en convaincre, pour employer une expression à la mode « faites vos recherches ».
Lisez simplement les articles rĂ©digĂ©s par le journaliste Philippe Mercure depuis 2019 dans La Presse et vous aurez, tĂ©moignages dâexperts Ă lâappui, un excellent portrait de la situation quant Ă la vĂ©ritable cause du dĂ©clin du caribou forestier : une exploitation forestiĂšre mal gĂ©rĂ©e par le ministĂšre de la ForĂȘt, de la Faune et des Parcs.